Widjigo – Estelle Faye

Que voici un livre sombre, étrange, fort, et surtout ancré dans l’Histoire ! Quelle merveille !
J’ai d’abord lu le livre, avec l’hésitation qui accompagne la pression : envoyé par le très sympa Gilles Dumay, directeur de la collection Albin Michel Imaginaire, et en plus, dédicace personnelle de l’auteure, Estelle Faye, ce qui ne m’arrive jamais, dû à mon ermitage.. et ensuite j’ai cherché sur le net ce qui m’avait interpellée : les gabelous, les faux sauniers, le Wendigo, Terre-Neuve, les habitants, les légendes, l’histoire… j’adore lorsque les livres ouvrent sur des envies de comprendre, d’apprendre..

C’est l’histoire de deux mondes, l’ancien et le nouveau.
C’est la guerre, en France, qui oppose l’armée révolutionnaire et les révoltés chouans, les faux sauniers et les gabelous, et ceux qui fuient la mobilisation car en 1793, l’armée de la toute nouvelle République n’a presque plus d’hommes. C’est la famine partout.

Les soldats « Bleus » menés par Jean Verdier, tout jeune lieutenant, quasi morts de faim et de froid, luttent contre les éléments dans cette région de Basse-Bretagne où ils sont envoyés pour aller chercher un membre de la Noblesse, Justinien de Sales, pour le passer à la guillotine, c’est pratiquement toujours ce qui leur arrive, aux nobles, depuis 1789. Son petit régiment affaibli a de plus en plus de peine à avancer dans ces marais, et une tempête se prépare. Le château, dont il ne reste qu’une tour, se dresse sur la roche, glissante elle aussi. Ce premier chapitre me fait penser aux tableaux de Bernard Buffet, âpres, durs, hachés de grands traits noirs.

Le châtelain est seul, d’après les renseignements de Jean Verdier. Mais méfiance. La troupe arrive à la porte, et dans l’entrée, il fait rentrer son petit bataillon à bout de forces : dehors, ils ne survivront pas à la tempête qui commence. C’est alors que la voix grave d’un homme l’appelle, du haut des escaliers. Malgré le fait que tous aient été mis au fait des cicatrices défigurant le visage du vieil homme, tous sont pris d’effroi en le voyant, pourtant dans la pénombre.

Mais, ils ne peuvent pas repartir comme ça avec leur prisonnier maintenant, avec la tempête qui frappe de vagues la tour, déjà. Et ils n’ont ni dormi ni mangé depuis deux jours. Alors la troupe se calme enfin, au sec, et l’homme dit à Verdier qu’il veut juste discuter. Puis il repartira avec eux après la tempête. Le jeune lieutenant évite de toutes ses forces de regarder ce visage. Mais il va y être obligé.

En haut des escaliers, une pièce en demi-lune, protégée du froid par de lourdes tentures, est éclairée par de nombreux cierges, en plus du grand feu brûlant dans la cheminée. Le vieil homme s’assied à son bureau, invite son hôte à s’assoir dans un fauteuil.. et là Verdier manque de vomir. Par quel monstre a-t-il été défiguré, ce vieux noble, et même la tête entière est marquée par de gros et longs sillons… un… monstre ? Le vieil homme va alors raconter son histoire, depuis ses années de jeune noble à l’aventure dans les contrées froides de Port Royal, en Acadie Anglaise en 1754.

Envoyé par bateau depuis Port Royal pour enquêter sur la disparition d’une expédition de cartographie à Terre-Neuve, Justinien de Salers passe la traversée à entretenir son alcoolisme et à souffrir du mal de mer. Lorsqu’il se réveille le lendemain, il est sur la grêve, il y a des morceaux de bois ça et là, et quelques personnes survivantes à ce qui semble bien être un naufrage. Plus beaucoup de vivants.

Il fait froid, humide, il pleut, la mer charrie des blocs de glace, et, relevé, il se rend compte que ses compagnons d’infortune sont très peu.
Un marin, un trappeur, un officier anglais, un grand pasteur presbytérien a l’air austère, teint cireux, sa fille, la petite Penitence, dite Penny, le jeune rescapé de l’expédition qu’il doit rechercher, qui doit les guider, malgré son mutisme traumatique, la grande femme au tricorne, que d’autres appellent « sang-mêlé », pisteuse et tireuse hors pair, engagée avec un herboriste et géographe, pour accompagner Justinien de Salers dans son investigation.

Mais, échoués sur la plage, un feu fait de bois flotté est vite allumé par la grande femme au tricorne, qui semble savoir faire beaucoup de choses. En fait elle descend de ces autochtones presque disparus, les Beothuks, il en reste peu comme elle. Ces habitants de Terre-Neuve depuis l’Antiquité disparaitront pour de bon en 1829. Le pisteur ramène de gros oiseaux à plumer et manger. Mais le lendemain, le pisteur est mort. Retrouvé sur la plage, comme dévoré. C’est la panique, Quel monstre est assez gros pour .. ? La troupe choisit de passer par la langue de grève surplombée de falaises pour remonter jusqu’à un port. Ici c’est désert.
Mais la nuit suivante, dans la grotte où tous s’abritent, il manque l’un d’entre eux. Le marin, que l’on retrouve à moitié dévoré, pendant depuis le haut de la falaise au-dessus d’eux.

Entre les exhortations d’Ephraïm, hurlant à la repentance, à la parole de Dieu pour chasser les esprits démoniaques dans chacun des personnes présentes, et des esprits de la forêt, ilest difficile de garder son sang-froid, et sa raison.

Le comportement de la petite Penny change, elle se défait lentement de l’emprise du prédicateur ; l’officier anglais, blessé, mais armé, semble perdre la tête, Justinien est pris de fièvre et du manque d’alcool, seuls le botaniste et Marie, le nom que se donne la femme qui semble la plus à l’aise dans cette nature hostile ont l’air d’être fiables, dans la petite troupe, qui s’amenuise car toutes les nuits ou presque, le monstre dévore l’un d’entre eux. Ou alors l’un d’entre eux est un monstre.
Entre le froid, la neige, la faim, la route de Justinien de Salers est d’une inhumanité à faire dresser les cheveux sur la tête.

Estelle Faye raconte ici une épopée glacée, entremêlée de surnaturel, empreinte de la spiritualité des Beothuks, leur Widjigo (appelé aussi Wendigo), monstre cannibale craint dans la culture légendaire de ce peuple, et des Mikmaqs ensuite, faits réels sur le génocide indigène, avec les envois de colons contaminés par la variole, la rougeole, la petite vérole depuis la France et l’Angleterre pour décimer les populations locales, les horreurs perpétrées par les missionnaires pour « évangéliser les sauvages », les marins qui auraient pu manger leurs congénères pour survivre à la famine, tout un monde qui est peu connu apparaît, avec un talent de conteuse hors pair.
C’est glaçant et à la fois interpellant, et ça ouvre sur des évènements de l’Histoire, bien réels. J’ai vraiment, vraiment aimé.

Widjigo – Estelle Faye, ed Albin Michel Imaginaire, octobre 2021, 249 pages

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