La salle de bal – Anna Hope

 

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Attention, livre important car emportant et qui reste en vous. C’est une histoire qui vous fait plonger dans les années noires en Angleterre, en 1910, la misère, les fous, les hopitaux pour aliénés, mais pour les gens « bien », les aliénés ce sont les clochards, les SDF, les malades, les Irlandais, les pauvres. Surtout les pauvres. On construit des asiles immenses pour y parquer tous ces gens que personne ne veut voir. Par exemple Sharston. 

« Lors de l’hiver 1911, l’asile d’aliénés de Sharston, dans le Yorkshire, accueille une nouvelle pensionnaire : Ella, qui a brisé une vitre de la filature dans laquelle elle travaillait depuis l’enfance. Si elle espère d’abord être rapidement libérée, elle finit par s’habituer à la routine de l’institution. Hommes et femmes travaillent et vivent chacun de leur côté : les hommes cultivent la terre tandis que les femmes accomplissent leurs tâches à l’intérieur. Ils sont néanmoins réunis chaque vendredi dans une somptueuse salle de bal. » (4e de couverture).

On suit ici trois personnages. Ella, qui se demande où elle est. Ouvrière dans le textile, elle travaille depuis ses 8 ans, enfermée dans une usine d’où elle ne sort pas. Mal aimée par son père et sa nouvelle famille, elle n’a personne. Elle se retrouve dans un bâtiment de 500 lits, avec des femmes de tous âges, qui crient la nuit, qui hurlent, qui disent des mots sans suite, il y a celles qui pensent qu’elles vont s’en aller, celles qui essaient de trouver des amies. Le matin, après avoir compris qu’elle n’est pas en prison mais dans un asile d’aliénés, elle suit le mouvement, c’est le petit déjeuner. Là, elle est aidée par une jeune femme de son âge, Clemency, qu’on appelle Clem. Elle dit qu’on mange bien ici, et c’est vrai. Il y a des vaches pour le lait, des basse-cours, la viande, les légumes et fruits cultivés sur les terres de l’asile, qui est, de ce fait, autosuffisant. Ella ne sait pas tout cela encore. C’est une entreprise, un des nombreux asiles construits en Angleterre. Il y a aussi une immense salle de bal, dont les hautes fenetres sont des vitraux, où les lambris et les caissons du plafond sont des oeuvres d’Art, car on a décidé ici que la musique et la danse peuvent aider à la guérison des aliénés, surtout ceux atteints de « mélancolie ». Ella est envoyée à la blanchisserie. Odeurs immondes des vieux vêtements pleins de vermine, d’urine, de tout. Les produits chimiques qui vous prennent à la gorge. Du lever au coucher, sans lumière naturelle, sans air, avec une seule pause dans la journée, dans une cour close de murs. Elle voit parfois un arbre, à travers les petits bois des fenetres toujours occultées, sauf si elle est appelée par le medecin, empoignée par les surveillantes qui font penser aux « Kapos » des Camps de la 2e guerre mondiale. Là, il y a des fenêtres. Sur le devant, sur l’arrière, sur les champs, sur le cimetière.

Charles Fuller, deuxième personnage. Petit homme falot, avec des moustaches relevées en pointe, un des mèdecins de l’asile de Sharston. Il a fait des études de medecine et a raté deux fois l’examen final, préférant dessiner et jouer de la musique. Piano, violon, c’est lui qui a voulu faire un orchestre pour « traiter » les aliénés. Et il a eu l’idée d’un bal tous les vendredis, où il jouerait tout en regardant les comportements des danseurs, ou de ceux qui ne dansent pas. Dans son orchestre, il n’y a que des gardiens ou des infirmiers. Il considère les « aliénés » comme une race de gens, comme si on parlait d’animaux, ou de monstres de foire. Il est aliéniste. Il le croit. Il convoque des « patients » pour voir leurs progrès, ou certains parce que la famille les a placés là pour qu’ils « réfléchissent », comme la jeune Clem, par exemple, qui refuse de se marier. Ses parents paient pour son « séjour ». Elle s’arrête de se nourrir, jusqu’à ce qu’on lui passe un tube de force, à l’infirmerie. Charles convoque aussi les hommes. Car les hommes et les femmes ne se voient jamais, sauf au bal. Charles décide qui peut aller au bal du vendredi, ou non. C’est à sa discrétion. Il vit là aussi, dans une minuscule chambre, mange bien, et est payé 2 £ la semaine. Il profite de son ascendant pour décider si tel ou telle pourra sortir, ou restera plus longtemps, ou sera mis en isolement en camisole. 

John Mulligan, troisième personnage. Irlandais taiseux, son travail, c’est aussi les travaux forcés. Lui, il est affecté au cimetière, sous la surveillance d’un homme sadique. Heureusement, John travaille avec un homme joyeux, Dan Riley, petit et râblé, alors que John est grand et musclé,  qui a fait le tour du monde en vendant ses services aux capitaines de bateaux. Il chante souvent, et avec John il forme une bonne équipe pour creuser les tombes. Elles sont vites remplies, on met 6 cercueils par tombe. Et aucun nom ni plaque. Tous les jours, une tombe de 3 metres de profondeur. On meurt beaucoup à l’asile. John avait une ferme en Irlande. Et une famille. Lorsque sa fille est morte il a tout perdu, mourant de chagrin, il est parti, et s’est retrouvé à Leeds, à mendier de la nourriture. La ville de Leeds a bien rempli l’asile. On ne veut pas voir de pauvres en ville. Ni nulle part.

Un jour, après un entretien avec le Docteur Charles Fuller, Ella se sauve : elle ouvre une porte, deux, et se retrouve à l’air libre. Elle va courir vers le bois pour fuir cet abominable endroit. Elle court le plus vite possible. Elle arrive vers le bois, sentant que les infirmières et les gardiens, et le docteur sont dans son dos. Et là, elle glisse, sur la terre humide remuée par John et Dan, elle tombe. John lui tend la main pour qu’elle se relève, elle lui tend la sienne, mais ses poursuivants lui sautent littéralement dessus et l’entravent. Elle est partie pour un bon moment en camisole de force. C’est à ce moment là que l’histoire entre John et Ella commence.

À la suite du roman il y a des pages de l’auteur sur cet asile. Car son arrière-arrière grand-père y est allé, et y est mort. Des recherches ont été faites sur cet endroit, qui existe, il a été fermé en 2003, il est à l’abandon. La salle de bal existe.

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Toutes les pièces existent. Tout ce qu’a raconté Anna Hope existe, à part les personnages de Clem, Ella et John. Des gens travaillent pour retrouver toutes les archives possibles, pour les gens qui recherchent des gens de leur famille morts là-bas. C’était une petite ville. Fermée. Où on allait commencer le traitement par l’eugénisme ; il fallait stériliser les pauvres, pour qu’ils ne se reproduisent pas. Les pauvres sont des fous.

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Ce livre m’a marquée à un point que je n’imaginais pas. Surtout en lisant la postface de l’auteure, disant que tout cela était vrai, donnant ses adresses et ses sources. On se dit qu’on pourrait avoir été là, sain d’esprit mais devenant fou, au vu des conditions de vie. Que c’est pire que « Vol au-dessus d’un Nid de Coucou ». Que l’eugénisme a failli être appliqué. Que ça pourrait recommencer

L’auteur use d’un vocabulaire adapté à l’époque, et ses personnages deviennent proches de nous. On les aime, on déteste les méchants, les experts en aliénés de l’Époque, les mèdecins, les méthodes. C’est monstrueusement normal pour eux.

Lisez ce livre. Il vient de sortir en Folio. C’est un livre qu’on ne peut lâcher jusqu’à la fin, et ça reste planté dans le coeur. J’espère être assez persuasive. C’est beau et tragique. Et superbement écrit. Plongez.

 

 

La salle de bal – Anna Hope, ed.Gallimard 2017, 390 pages, sorti en poche Folio août 2019

15 commentaires

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