À la ligne, feuillets d’usine – Joseph Ponthus


En Janvier, j’ai lu et adoré ce livre. Je l’ai chroniqué, et Joseph Ponthus, l’auteur, m’avait si gentiment remerciée pour cette toute petite chronique. Et je lisais ses statuts sur Facebook, je le savais malade, gravement. Et nous avions Jane Sautière au coeur, tous les deux. Hier, 24 février 2021, il s’est envolé, à l’âge de 42 ans. J’ai le coeur brisé, avec cette impression de le connaitre depuis très longtemps, tant son livre m’a marquée. Toutes mes pensées vont à sa famille, à ses très nombreux amis, dont Jane.

Résumé éditeur : C’est l’histoire d’un ouvrier intérimaire qui embauche dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons. Jour après jour, il inventorie avec une infinie précision les gestes du travail à la ligne, le bruit, la fatigue, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps. Ce qui le sauve, c’est qu’il a eu une autre vie. Il connaît les auteurs latins, il a vibré avec Dumas, il sait les poèmes d’Apollinaire et les chansons de Trenet. C’est sa victoire provisoire contre tout ce qui fait mal, tout ce qui aliène.

Ce livre, je l’ai rencontré plein de fois. Et loupé, et oublié. Et loupé. Et enfin acheté, il y a quinze jours.
Je suis rentrée dans ce roman aussi facilement que je rentre dans tous les romans « fragments » que je lis, ceux que j’aime particulièrement. C’est un concentré vital. Ce sont des mots pesés, chacun son content de force, de poésie, de vérité, de peine ou de joie. J’ai rencontré cette force lorsque je suis tombée par hasard sur un livre de Jane Sautière : https://melieetleslivres.wordpress.com/2018/12/22/mort-dun-cheval-dans-les-bras-de-sa-mere-jane-sautiere/ (merci WordPress pour les liens impossibles à mettre) et j’ai lu tous ses livres, tous aussi forts. (Regardez dans mon blog). Ce qui m’a marquée, c’est que Joseph Ponthus mentionne deux écrivains contemporains qui l’ont impressionné : les livres de Thierry Metz, et « Fragmentation d’un lieu commun » de Jane Sautière.

On est donc là dans une même démarche : raconter, fragment par fragment ce qui se passe, le mieux possible, parce que c’est difficile. Comment raconter autrement ?

Joseph, pour ramener de l’argent à la maison, pour que son épouse cesse de le regarder lorsqu’il est dans son canapé, attendant un travail dans ses cordes (écrire, ou bien travailler avec des handicapés, ce qui est son métier), s’inscrit dans une agence d’intérim. Pour travailler de ses mains… Comme il habite Lorient, venu rejoindre et épouser celle qu’il aime, il finit par se retrouver dans des missions de 2 jours à une semaine, renouvelés très souvent dans des usines d’agroalimentaire.
En l’occurence, dans une usine de crevettes. Comment recevoir ces tonnes de crevettes, les trier, les préparer, ou les remettre dans d’autres boites. Il décrit le froid, les chefs, le travail physique. Puis on l’envoie dans une usine chez les mareyeurs. Il gèle, les poissons arrivent dans la glace, dans des pots, des cartons, il faut soulever des tonnes de poissons, les trier, leur nom, le travail à la chaine, à la ligne, sans ponctuation, mais les mouvements sont comme ça.

L’auteur raconte

les poissons à noms bizarres, comme la chimère, l’auteur pense à des poètes, compare ce qu’il vit avec des aventures de Dumas

Embauche le matin

Débauche le soir

Et les pauses clopes, huit heures de boulot, une vingtaine de minutes de pause, le café, le silence après le fracas, d’ailleurs il porte des bouchons d’oreilles, obligatoires, des gants sur des gants, des combinaisons obligatoires, des bottes qui sont communes, donc les mycoses aussi, dûes à la sueur.. La pénibilité qu’on n’imagine même pas, les « chefs » en casque rouge, les blagues des ouvriers, les blagues grossières, les chansons de variétés, le gars qui n’a pas inventé l’eau tiède (il me fait rire, Joseph Ponthus, avec cette capacité de décrire certains ouvriers, ou intérimaires, et leurs réflexions sorties d’on ne sait où), le rythme, la nuit, le jour, l’embauche à l’heure où les gens se couchent, la fatigue du week end, les boites d’intérim qui vous cassent le rythme précairement installé en changeant sans prévenir les horaires, les postes… et il s’y fait, sauf lorsqu’on le met aux bulots. Les bulots, il déteste. Ça pue, c’est impossible à manier. Ou alors à la pelle.

Et aussi l’égouttage du tofu. Une horreur.

Et un jour, ce n’est plus dans une usine de poissons, ou de fruits de mer, de crabes qu’on l’envoie, c’est dans un abattoir. Il raconte tout, chacun de ses postes, dans cette usine, cet enfer. Ses collègues. L’enfer.

Ce roman est indispensable. Pour cette expérience de vie. Ce n’est pas un genre de journaliste qui travaille « pour connaitre du dedans ». C’est un type qui y travaille, dedans. Tous les jours. Qui pleure de fatigue en rentrant. Qui regarde la pendule, à l’usine. Dont le corps souffre, à force de pousser des tonnes de carcasses.. de voir tant d’horreurs.

Un ouvrier, sa vie, ses souffrances, ce qu’il le fait tenir. Ses écrivains favoris, ses chansons, son épouse, son chien Pok Pok qui l’attend, frétillant de vie, pour aller se promener sur la plage.

A la ligne – Joseph Ponthus, ed de la Table Ronde, 2019, 263 pages

À la ligne Folio, Août 2020

19 commentaires

    • Il a -avait- une façon d’écrire aussi personnelle et naturelle, que je rapprocherais avec celle de Sylvain Prudhomme, par exemple. C’est simple, facile, mais on sent que son âme pesait des tonnes, dans l’écriture de son expérience, pas voulue « mais pour les sous », dans cette usine bretonne…

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  1. Je l’ai hélas aussi découvert à travers les hommages de mes amis sur les réseaux ces jours-ci, et son histoire m’a vraiment interpellée. Et une question, comment ai-je pu passer à côté de ce livre ? Mais à travers ce flot d’infos, on passe parfois à travers certaines pépites. J’ai hâte de le lire, et je comprends votre tristesse, merci pour cette chronique.

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    • Je l’ai lu très en retard, moi aussi. Lorsque j’ai mis le lien sur mon mur Facebook il est tout de suite venu me remercier !!! Peu d’auteurs font ça… et il remerciait tous les autres lecteurs dans les commentaires.. et ce bouquin prenait tellement aux tripes qu’on a l’impression de connaître Joseph Ponthus. C’est proprement incroyable. Ceci dit, un conseil : ne pas le lire maintenant. Il y aurait toute cette émotion qui viendrait parasiter la lecture.. merci de ton commentaire !

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