Nos coeurs disparus – Celeste Ng

Il y a plus d’un an j’ai appris que Celeste Ng préparait un livre en réponse à la montée effrayante du racisme anti asiatiques aux USA. Les chiffres américains montrent une hausse de 300% des attaques et crimes contre les asian-americans, et ce depuis que Donald Trump dans ses apparitions quotidiennes appelait le Covid 19 « le virus chinois », et traitait les journalistes asiatiques comme des ennemis personnels. Celeste Ng est née aux USA de parents chinois de Hong Kong. Elle ne pouvait rester indifférente. Des images horribles d’attaques en pleine rue de chinois, japonais, coréens, tous ceux qui pourraient représenter un « chinois » pullulent sur les sites d’infos américains. Sur Youtube aussi. C’est dire comme j’attendais ce livre. L’auteure en a fait une dystopie, absolument crédible et terrifiante, des dérives qu’un gouvernement américain pourrait instaurer et étatiser. Cela se passe dans un futur très proche. Qui pourrait même être demain.

Bird, 12 ans, vit avec son père dans un minuscule appartement sur un campus universitaire, alloué par le gouvernement, car Ethan, le père de Bird, qui était professeur en linguistique, a dû se reconvertir en adjoint de bibliothèque. C’est tout ce qu’il a pu trouver.
Un jour, Bird reçoit une lettre à son nom, Bird. Mais ça fait bien longtemps que plus personne ne l’appelle comme ça. Il s’appelle Noah. Officiellement. Dans cette lettre, ouverte et tamponnée « PACT », il trouve une feuille de papier, remplie de dessins de chats, et rien d’autre. Pas un mot. Tous les courriers sont ouverts, c’est comme ça, par les services administratifs. Longtemps avant, Bird l’a appris à l’école, il y a eu la grande Crise aux Etats Unis. Le gouvernement a jugulé les émeutes et la pauvreté en instaurant le PACT, c’est à dire « Preserving American Culture and Traditions Act ». C’est un régime, mais aussi une « Promesse » que tout Américain doit respecter. Tout ce qui est anti-américain est écarté, repoussé, voire détruit. Tous les commerces, les écoles, les établissements publics ont des affiches prônant le respect du PACT. Plus un seul commerce ou restaurant asiatique n’affiche des mots en pictogrammes ou alphabet asiatique. Plus un seul livre parlant d’autre chose que de la grandeur Américaine n’est disponible. Ni dans les écoles, ni dans les bibliothèques. Tout a été passé au pilon. Toutes les conversations peuvent être écoutées par des passants qui ont le droit d’aller déclarer aux services concernés qu’untel ou untel a dit une chose anti-américaine.
Le pire, c’est que dans le PACT il est dit clairement qu' »on écartera les enfants si leur famille est jugée subversive ou anti-PACT ». Ces enfants-là sont placés dans de « bonnes familles » et ne reverront plus leurs parents.

Bird, lui, connaît bien ça. Son amie Sadie en parle sans arrêt, à l’école. Elle n’en parle qu’à lui, en faisant attention de ne pas être entendue par d’autres. Elle veut à tout prix retrouver ses parents. Les services sociaux l’ont enlevée de chez elle, et elle est en famille d’accueil. Ses parents sont considérés comme anti-PACT et elle ne sait pas où ils sont passés.

Bird, lui, n’a plus de mère. Elle a disparu lorsqu’il avait neuf ans. Depuis, il n’a plus vraiment de souvenirs : tout le monde, son père en premier lieu, fait comme si elle n’avait jamais existé. Il ne reste plus rien d’elle. Plus aucun livre, vêtement, objet. Son père a tout brûlé, et ne parle jamais d’elle. À force, Bird l’a presque oubliée. Elle était d’origine chinoise, mais née en Amérique.

À force de se demander ce qu’est cette lettre, ce qu’elle veut dire, de qui elle vient, Bird, jour après jour, se souvient. Des chats. Sa maman qui lui racontait tant d’histoires. Des livres de contes folkloriques de tous pays. Il commence à se rappeler. Mais il ne peut en parler à son père. Ni à Sadie. Parce qu’elle a disparu, elle aussi. Alors il essaie de savoir. Quel était ce conte qui parlait de chats ? Rien à l’école, rien à la Bibliothèque. Mais la bibliothécaire, questionnée, dit que ça lui rappelle quelque chose. Un livre. Qui est introuvable désormais. Et un livre de poèmes…. qui était écrit par sa mère, et qui a été interdit.

En même temps, Bird découvre des oeuvres dessinées, des oeuvres provisoires, sur des terres-pleins de la ville, disant « Où sont tous nos coeurs disparus »? , qu’une équipe gouvernementale arrive de suite pour l’effacer. Puis des arbres du square, recouverts de carrés de laine rouge, et des petits personnages enfantins insérés dedans, avec un panneau « Où sont tous nos coeurs disparus? « …. La police se met à tout détruire et à repousser violemment les curieux. Les coeurs disparus seraient-ils les enfants disparus ?

Cette dystopie est prenante, vue par les yeux d’un enfant embrigadé dans une fausse réalité, qui peu à peu découvre ce qui se cache derrière ce qu’on lui a toujours appris. Qui découvre soudain la délation et la corruption, et qui doucement se réapproprie les souvenirs de sa mère, et des contes, des livres merveilleux. C’est le pouvoir de l’amour maternel qui sous-tend tout le récit, et le pouvoir des livres et de la réflexion, de la terreur que fait régner cette absolue mainmise du pouvoir politique sur les actions ou la pensée des gens non éduqués.

Le choix de la révolte par l’Art guérilla est une trouvaille magnifique, et ce roman qui parle d’enfants enlevés d’une famille jugée « peu recommandable » de par ses origines, renvoie aussi aux Amérindiens coupés de leurs origines aux USA, comme au Canada. Regroupés dans des internats où on leur retirait toute appartenance à leur famille et leur origine.

Un livre formidable, puissant.

Ma note : 5 sur 5

Nos coeurs disparus – Celeste Ng, editions Sonatine, sortie le 24 août 2023, 372 pages

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